Rabat – le12

Depuis la nuit des temps, les Marocains, amazighs et arabes, ont voué un attachement très particulier au cheval. Créée après tous les autres animaux, cette monture hors du commun invoque le sacré dans sa dimension religieuse mais aussi patriotique. Elle renvoie à la place du cheval nommé Al Bouraq, amené par l’Archange Gabriel, qui transporta le Prophète Sidna Mohammed dans le voyage nocturne d’al-israa wal mi’raj. Et de ce fait, elle accompagne le Marocain dans des moments phares de sa vie comme la circoncision et le mariage.

Le cheval marque aussi l’attachement du peuple marocain à sa patrie et rappelle la bravoure des ancêtres dans sa défense. D’où sa présence remarquée dans les fêtes nationales et les manifestations populaires (Tbourida).

Au fil du temps, les Marocains ont appris, avec l’art et la manière, à entretenir et développer leur attachement au cheval, notamment en le dotant de harnachements d’apparat très colorés et somptueux, dignes de la noblesse et de ce compagnon très particulier de l’Homme.

Parure, tapis, arçon, bride, étrier, cravate, etc., le harnachement du cheval compte une dizaine de composantes, chacune nécessitant un savoir-faire particulier et fait appel aux services de plusieurs intervenants, dont certains en sous-traitance. Mais c’est le maître sellier qui distribue les rôles.

En véritable chef d’orchestre, le maître sellier acquiert les matières premières et sous-traite des composantes à d’autres artisans, surtout ceux qui n’entrent pas dans le corps du métier: les feuilles de feutrine chez le feutrier (lbbad), l’arçon (qui sert de siège au cavalier) chez le menuisier, les étriers et le mors chez les artisans de cuivre, de fer damasquiné ou même de l’inox.

Son corps de métier consiste en la fabrication de la parure proprement dite. Celle-ci est le résultat d’un véritable métier d’art qui nécessite la maîtrise de plusieurs techniques traditionnelles.

Le travail commence par la confection de la pièce maîtresse, la parure brodée. Pour la fabriquer, le maître sellier commence par un travail de recherche pour concevoir le modèle de décoration et les motifs qui sont ensuite posés sur des feuilles de papier colorées au safran puis cirées et rassemblées.

Le ciseleur découpe les motifs pour réaliser les gabarits. Ces derniers sont collés sur des supports en cuir, satin ou velours qui sont remis à des femmes artisanes pour les broder à la main.

Une fois le travail de broderie fini, commence le travail d’assemblage de chaque composant du harnachement dans l’atelier du maître sellier qui en effectue la doublure et la passementerie (sfifa), en posant le cuir sur les pièces brodées et en cousant les pièces à la main. Ensuite, le sellier procède à l’opération de Tenchab qui consiste en l’assemblage du tapis de feutrine, du tapis de selle et de l’arçon.

La réalisation du tapis de feutrine (tarchi7) est une opération qui consiste en l’assemblage de 7 à 10 feuilles réalisées à base de laine et de savon traditionnel (beldi) par des artisans distincts (lbbada) qui fabriquent également d’autres produits comme le fez (tarbouch) et le tapis de prière.

Le tapis de feutrine est la première pièce qui se met sur le dos du cheval et permet de limiter la friction avec les autres composantes, notamment l’arçon. Ce dernier, qui sert de siège au cavalier, est confectionné par un menuisier spécialisé avec du bois de l’oranger revêtu en peau de chèvre.

De l’avis d’Amine Chraibi, maître sellier à Casablanca, l’artisan sellier doit “faire preuve de créativité dans la conception du modèle de décoration et avoir un oeil artistique dans le choix des couleurs, tout en étant à jour sur les nouvelles tendances”.

Le maître sellier choisit les étriers et le mors en fonction de la parure. Tout dépend du fil utilisé dans la broderie: l’or ou l’argent, en particulier. Il intervient en amont dans le choix des matières et la distribution du travail et en aval dans l’assemblage et le traitement du produit fini. De ce fait, il opère comme un chef d’orchestre.

Ce process de fabrication aujourd’hui rodé est le fruit d’un savoir et savoir-faire qui ont fait leurs preuves pendant des siècles et se sont transmis de génération en génération. Mais le vent du changement est en train de souffler sur une tradition savamment gardée.

Un certain temps, il n’y avait que peu de maîtres selliers au Maroc, puis à la faveur d’une récente dynamique opérée dans le secteur en vue de sauver cette activité traditionnelle de la disparition, le métier compte aujourd’hui plus de 40 artisans. Mais à la lumière de la crise de la pandémie Covid-19, la filière est menacée et “j’ai peur qu’il n’en restera personne”, indique Hicham Sekkat, maître sellier à Fès.

“Personnellement, depuis le mois de mars, je n’ai pas posé le pied dans l’atelier”, confie à BAB cet artisan de quatrième génération. Et pour cause, toutes les manifestations servant de vitrine à ce métier, à leur tête le Salon du Cheval d’El Jadida, les concours de Fantasia de Dar Essalam à Rabat et les festivals de Tbourida sont à l’arrêt en raison des restrictions sanitaires interdisant les rassemblements des foules dictées par la pandémie.

Selon lui, même en temps normal, “la sellerie est un métier qui ne tourne pas à longueur d’année”, d’où le recours à la sous-traitance pour certaines activités, comme les brodeuses qui travaillent aussi avec les tailleurs de caftans.

Pour sa part, Amine Chraïbi affirme être sur le point de faire faillite cette année et pense changer de métier carrément.

Bien avant le coronavirus, cet unique héritier d’une dynastie de maîtres selliers de cinq générations a senti la crise arriver. Il en veut pour cause la méthode adoptée par les jury des festivals dans la notation des sorbas de fantasia qui pose la condition que tous les cavaliers d’une sorba aient des tenues et des selles unifiées, ce qui pousse les cavaliers à chercher des selles à bas prix pour qu’ils puissent les changer à l’occasion de chaque édition.

Flairant le bon filon, des “intrus” se sont introduits dans le secteur et commencent à fabriquer des selles en série au prix de 2.000 à 2.500 DH, ce qui ne correspond même pas au coût des heures du travail. “Ce n’est pas évident de rester concurrents”, confie-t-il à BAB.

Cela n’arrange pas les artisans dépositaires de cet art ancestral comme Chraïbi, qui, même s’ils travaillent à longueur d’année, ne peuvent pas produire au-delà de quarante selles, sachant que pour fabriquer une seule dans les règles de l’art et à la main, il faut entre six mois et un an. Pour lui, une selle est une œuvre d’art. Généralement, le prix d’une selle de ce type varie entre 12.000 DH et 80.000 DH. Il peut grimper bien au-delà de cette fourchette en fonction du goût et des exigences du client ainsi que des matières utilisées (or, pierres précieuses).

Aujourd’hui, les nouveaux arrivants utilisent des rouleaux brodés à échelle industrielle, des fils de qualité basique et, comme beaucoup se trouvent en milieu rural, ils n’ont pas beaucoup de charges et sous-traitent à des coûts trop bas. Du coup, ils arrivent à produire une selle au bout de 48 heures.

Auparavant, chaque cheval pouvait arborer une parure qui correspond le mieux à sa couleur. Aujourd’hui, le fait d’exiger des parures unifiées à une sorba de 15 cavaliers ne prend pas en considération cet aspect. Cela revient aussi à tuer l’excellence et la singularité des selles traditionnelles faites à la main avec une passion héritée de plusieurs générations, conclut Amine Chraïbi.