* Par Mohamed Said Saadi

Je n’ai pas la prétention de commenter l’ensemble du rapport sur le “Nouveau Modèle de Développement” (NMD), et je concentrerai mon propos  sur sa dimension economique.

Il est certain que le NMD contient plusieurs popositions dignes d’intérêt telles que la priorité accordée á la diversification de l’économie marocaine, l’intérêt manifesté pour le “tiers secteur”(l’économie sociale) et l’éducation ou la santé, ou encore la nécessité de créer une “Banque publique de developpement”,etc…..Toutefois, il est difficile de relever une volonté de rupture par rapport aux choix economiques stratégiques que l’Etat marocain n’a cessé de promouvoir, l’expertise des cabinets internationaux aidant , depuis au moins une vingtaine d’années.

Et ce , aussi bien en ce qui concerne le diagnostic que pour ce qui est des ”alternatives”et des propositions.

D’abord au niveau du diagnostic,  l’accent est mis sur les carences enregistrées en matière de mise en oeuvre des politiques publiques sans jamais questionner la pertinence de ces dernières.

A titre d’exemple, la logique sous-tendant les programmes de privatisation (la croyance en l’éfficacité “intrinséque” et la supériorité du secteur privé par rapport á la gestion publique) n’est mentionnée á aucun moment dans le rapport.

De même,les hypothèses erronées de l’économie des retombées (trickle-down economics) – les profits d’aujourd’ui génèrent l’ investissement et l’emploi de demain, faisant ainsi ruisseler la croissance de haut en bas- sont passées sous silence. De même, la croyance dans les supposés bienfaits de la théorie des avantages comparatifs et des accords de libre échange est acceptée comme postulat de départ indiscutable.

Une autre dimension du diagnostic consiste dans la mise en exergue, á juste titre, des “logiques des rente et d’intérêt”qui retardent “la transformation structurelle de l’économie”.En fait, non seulement la domination du secteur privé rentier se traduit par une faible productivité , mais elle contribue également á aggraver les inégalites économiques et de richesse, marginaliser les très petites et moyennes entreprises (TPME) et rogner le pouvoir d’achat des consommateurs (par exemple la rente exceptionnelle réalisée par le secteur des carburants suite á la libéralisation des prix á la pompe en 2016) et affaiblit le pouvoir de négociation des salariés (notamment du fait de la flexibilisation des relations de travail) .Or, cet aspect est complétement passé sous silence par le rapport. Plus inquiétant encore est l’absence de toute référence aux imbrications entre le pouvoir économique et le pouvoir politique, qui constituent pourtant les deux faces de la même médaille.

À titre d’exemple, des études récentes sur le capitalisme de connivence marocain ont mis en relief le traitement préférentiel dont jouissent les entreprises et les groupes politiquement connectés en matière de politique commerciale et de réglementation. De même, le manque d’indépendance des organismes de régulation tels que le Conseil de la Concurrence ou l’ANRT par rapport au pouvoir politique- dont le sommet est en même temps un acteur économique dominant- limite grandement leur efficacité.

L’accent mis par le “NMD” sur la dimension institutionnelle (notamment sous l’angle de la conception des politiques publiques, leur mise en oeuvre et leur monitoring-évaluation) est le bienvenu, mais il est fortement biaisé par la centralité qu’il confère á l’institution monarchique comme épine dorsale du système institutionnel.D’abord la consécration de la centralisation du pouvoir par la monarchie exécutive se fait aux dépens des autres pouvoirs, notamment l’autorité du gouvernement qui devient un simple organe auxilliaire du Palais , tout en s’exposant á des interférences et des décisions prises parfois á l’insu du chef de gouvernement ,comme l’a reconnu M. Abdelilah Benkirane lui-même dans une de ses interviews.

Ensuite, la monopolisation des décisions stratégiques par le Palais annule toute possibilité de débat public préalable sur leur pertinence et leur portée, or le débat public est l’essence même de tout processus démocratique.

Enfin, la suprématie de la monarchie exécutive est en totale contradiction avec le principe de reddition des comptes, condition de toute gouvernance saine et démocratique, car elle permet de corriger les erreurs et d’engager les révisions nécessaires en matière de stratégies et de politiques publiques.

Pour ce qui est des propositions économiques, on constate qu’elles rejoignent en général celles qu’avait déjá faites le Centre de Développement de l’OCDE dans son rapport intitulé “ Examen multidimensionnel du Maroc ,analyse approfondie et recommandations “(volume 2, 2018).

Ce rapport avait insisté notamment sur la nécessité de réaliser la transformation productive et la diversification de l’economie marocaine á travers la montée en gamme dans les chaînes de valeur mondiales , notamment celles á plus haute valeur ajoutée et á plus fort contenu technologique (automobile, aéronautique, énergies renouvelables en particulier).

Cette transformation est censée être portée par le secteur privé, notamment l’investissement direct étranger, l’Etat jouant le rôle d’aménageur de structures (énergie, eau, transports etc….).

En plus, des incitations fiscales généreuses, notamment sous forme de “baisse substantielle du taux de l’impôt sur les societés”, devraient être accordées aux entreprises. Ces propositions appellent les remarques suivantes. D’abord, on constate que le référentiel sémantique n’a pas beaucoup changé par rapport á ce qui est de mise au Maroc depuis trois décennies. L’usage de la même “novlangue” néolibérale faisant la part belle aux termes  <<compétitivité>>,<<attractivité>>,  <<réformes structurelles>> (au profit du capital), ainsi qu’aux  expressions <<flexibilité du travail>>, <<création de la valeur pour l’actionnaire>> est reconduit avec force. Par contre, des concepts tels que la justice sociale, les droits des travailleurs , les rapports sociaux de genre  sont pratiquement ignorés , ce qui dénote d’un choix politique et idéologique patent en faveur du capital et des intérêts des classes sociales dominates.

Ensuite, le pari sur la remontée de gamme dans les chaînes de valeur mondiales est tout sauf garanti , et ce, pour au moins deux raisons. D’une part, de fortes incertitudes planent sur les perspectives á moyen et long terme de l’économie mondiale, suite á la pandémie sanitaire du Covid 19 et aux politiques d’austérité qui risquent d’être rétablies, notamment par les pays capitalistes développés. De ce fait,  les pays du Sud risquent de connaître une nouvelle décennie perdue pour le développement comme l’ont souligné les deux derniers rapports de la Conférence des Nations unies pour le Commerce et le Développement (Cnuced).

D’autre part, et á supposer que le Maroc arrive á améliorer son insértion dans les  chaînes de valeur mondiales, les gains qu’il pourrait en tirer seront minces du fait du monopole exercé par les grandes firmes multinationales sur les deux segments générant la plus forte valeur ajoutée, á savoir l’amont (la conception et l’innovation grâce aux droits de propriété intellectuelle) et l’aval (le marketing et la stratégie de marque). Par ailleurs, ce même monopole entrave toute véritable industrialisation sans laquelle la diversifivation économique restera un voeu pieux.

Enfin, la concurrence de plus en plus vive au stade de la production (la fameuse “race to the bottom”) réduit la part de la valeur ajoutée revenant aux travailleurs et aux producteurs.

Au total, il s’avère que la “nouvelle” stratégie de développement proposée par le NMD  ne fait qu’approfondir les choix néolibéraux qui ont montré leurs limites par le passé, et ce, malgre l’ajout d’une pincée de “tiers secteur”et de “démocratie participative”.

Dans ces conditions, renoncer á l’obsession de la croissance économique tirée par les exportations devient un impératif vital pour enclencher un cercle vertueux entre développement économique et progrès social. Une telle perspective exige de donner la priorité au marché interieur á travers notamment l’amélioration du pouvoir d’achat des classes laborieuses،(travailleurs, petits paysans, commerçants et artisans) , la réduction des inégalites socioéconomiques et la redistribution des richesses. De ce point de vue, la question de la justice fiscale à travers notamment une fiscalité fortement progressive, l’impôt sur la fortune et la lutte résolue contre l’ évasion et la fraude fiscale devrait etre prioritaire. L’impulsion d’ une véritable industrialisation exige que l’Etat souverain et développeur soit aux postes de commande, comme l’ont montré les expériences réussies d’émergence économique en Asie de l’Est. Il est évident que la mise en oeuvre de ces principes suppose l’existence d’un espace politique (“policy space” ou marge de manoeuvre) pour un pays comme le Maroc au niveau des relations internationales, loin du diktat exercé par les institutions financières internationales et les organisations multilatérales  régissant le commerce mondial.

Last but not least, une telle perspective alternative ne saurait voir le jour en dehors des luttes sociales et de la mobilisation citoyenne pour un autre Maroc, solidaire et démocratique.

 *Ex ministre