Par Abdeslam Seddiki

Le monde d’après est-il en train  de se profiler à l’horizon ? En tout cas, la proposition faite, le 5 avril, par Janet Yellen, la Secrétaire au Trésor américaine, ouvre des perspectives dans ce sens laissant entendre que  la mondialisation escomptée ne sera plus comme avant. «Ensemble, nous pouvons utiliser un impôt minimum mondial pour nous assurer que l’économie prospère sur la base de règles du jeu plus équitables en matière d’imposition des sociétés multinationales », a­t­elle déclaré au Chicago Council on Global Affairs.  C’est une déclaration qui s’inscrit dans le droit fil des engagements pris par le Président Joe Biden lors de sa campagne électorale.

Ainsi, les Etats-Unis se disent prêts à mettre en œuvre un mécanisme obligeant une multinationale à payer un minimum de 21 % d’impôts sur ses bénéfices, quelle que soit sa nationalité,  et quel que soit l’endroit où elle les réalise. Ce taux plancher, calculé pays par pays, permettrait aux principales économies de la planète de récupérer des sommes substantielles en s’imposant comme percepteurs fiscaux de dernier ressort.

Il s’agira d’octroyer dans le cadre d’un accord multilatéral au sein de l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE), le droit d’imposer une multinationale sur un territoire donné, à hauteur de la différence entre ce minimum de 21 % et les taux ridiculement bas pratiqués par les paradis fiscaux. Certes,  chaque pays garderait son droit souverain à fixer le taux de prélèvement qu’il souhaite, mais si celui-ci est inférieur à l’impôt minimum mondial, d’autres pays  se chargeront d’encaisser à sa place le manque à gagner fiscal. C’est donc  un changement fondamental  dans les relations internationales : si un pays rechigne à appliquer le taux minimum mondial de 21%, d’autres le feront à sa place ! On devine facilement qu’une telle mesure révolutionnaire n’est  pas du goût des  multinationales qui tirent profit dans les  pays d’accueil du  « moins disant fiscal » et d’une fiscalité à minima, privant de la sorte les pays en voie de développement de ressources nécessaires pour leur développement.

Pour concrétiser une telle mesure, des discussions vont s’ouvrir au sein de l’OCDE,  organisme regroupant les principales économies développées. Elles doivent aboutir en juillet prochain à ce que l’ensemble des pays du monde adoptent le principe d’une taxe minimale pour les entreprises.

Dans ce contexte, l’on est en droit de nous demander, pourquoi le Maroc traine les pieds pour procéder à mettre  à niveau son régime fiscal  pour qu’il soit au diapason d’une économie moderne comme il s’y est engagé lors des assisses fiscales de Skhirat il y a de cela deux ans.  Le ministre de tutelle avait même déclaré qu’un projet  loi-cadre devrait être présenté au parlement lors de la session d’octobre de la même année. Ce projet devrait intégrer l’ensemble des recommandations adoptées à l’unanimité des participants auxdites assises.

Le fait de ne pas tenir ces engagements pose un problème sérieux : celui de la crédibilité et du respect de la « parole donnée ».  Qui plus est, cela relève d’un manque de reconnaissance à tous ceux et celles qui ont œuvré inlassablement et intelligemment pour le succès de  cette manifestation pilotée, rappelons-le,  avec panache par le Professeur Mohamed Berrada.  Le pays peut-il continuer à s’accommoder d’un système fiscal des plus injustes et des moins rentables. Que l’on médite ces quelques dysfonctionnements  et anomalies. Ainsi,   62 % des 16.000 médecins au Maroc paient moins de 10.000 DH d’IR par an ; plus de 5000 commerçants grossistes versent moins de 5000 DH d’IR ou d’IS par an ; 47.000 entreprises du commerce de gros réalisent un chiffre d’affaires annuel de 53 MM DH, sans déclarer de résultats ; 68 % des 240.000 entreprises marocaines sont déficitaires ou exonérées ; 24 % (moins de 60.000) sont soumises à l’IS au taux de 10 % ; 10 entreprises paient 25 % du montant global de l’IS ;  moins de 1 % des sociétés génèrent 80 % des recettes de l’IS ;  75% de l’IR est acquitté par les salariés et employés ; des dérogations fiscales annuelles évaluées  à 30 MM DH sont accordées  parfois dans l’opacité totale et sans étude d’impact préalable….Laisser perdurer de telles anomalies, au détriment des besoins du pays pour financer son développement, relève de la mauvaise gouvernance, pour ne pas dire plus .

La réforme fiscale n’est pas, en effet, une question de technique ou une construction abstraite de l’esprit humain, mais elle est éminemment politique dans la mesure où elle met en équation des intérêts divergents et traite des enjeux sociaux et sociétaux d’envergure. On rappellera à cet égard, que la fiscalité est censée  jouer une double fonction : d’une part, c’est un moyen de financer les actions régaliennes de l’Etat et les biens publics ; d’autre part, c’est un moyen de redistribution des revenus et de correction des inégalités et dysfonctionnements de la répartition primaire.

Un système fiscal équitable est celui qui encourage l’investissement productif et la compétitivité de l’entreprise, stimule le pouvoir d’achat et la création d’emplois, et lutte contre les inégalités sociales et spatiales. Bref, un système qui assure à la fois justice sociale et efficacité économique. Deux objectifs qui ne sont nullement contradictoires.

Il est grand temps de mettre de l’ordre dans notre système fiscal en commençant par la présentation dans les plus brefs délais de cette loi-cadre prenant en considération  les impératifs de justice sociale et d’efficacité économique. On ne demandera pas plus que la mise en œuvre des recommandations des Assises de Skhirat.

Notre pays qui ambitionne  de devenir un Etat réellement émergent et profondément social,  doit se donner les moyens de sa politique pour ne pas hypothéquer les intérêts des générations futures ou rester prisonnier de la logique du « low-cost » et du « moins disant fiscal » qui risqueraient, à terme,  de lui coûter cher. Et justement, seul un système fiscal juste, efficace et équitable est de nature à générer des ressources suffisantes et durables. D’ailleurs, un document de travail  récent (déc.2020) de  Bank Al Maghrib sur «  La capacité de mobilisation des recettes fiscales au Maroc », montre que  le Maroc n’exploite pas entièrement sa capacité fiscale et dispose d’un écart fiscal de 6,7 points de PIB. Et de préciser que « la mise en œuvre des recommandations issues des Assises Nationales sur la Fiscalité de 2019 est de nature à améliorer l’efficience de la collecte des impôts au Maroc en réduisant le manque à gagner fiscal ». Le Maroc se prive ainsi de plus de 7O MM DH par an,  soit le tiers de ses recettes fiscales actuelles.  Quel gâchis !!.

* Économiste